- Reste cachée dans les champs, Ava.
- Et toi, dépêche-toi. Tu es sûr que c'est la bonne heure pour se montrer ? Et si on nous repère ?
- Ecoute, ça fait 5 jours que nous marchons dans ses champs, 5 jours que le moindre bruit nous fait peur, 5 jours que nous avons quitté cet homme avec ses intructions et 5 jours que nous sommes encore en vie. Maintenant, cette ferme là-bas est probablement celle dont l'homme nous a parlé, et il n'y a qu'un seul moyen de le savoir et c'est de vérifier si le poteau à l'angle de la route a un signe. Franchement, si je me fais prendre ici, c'est que c'était mon destin. J'ai échappé à la mort déjà 3 fois alors que je n'ai que 18 ans. Peut-être que c'est trop. Mais je ne crois pas. Si je suis arrivé à m'enfuir de ce train, puis alors qu'on m'a retrouvé, si je n'ai pas été fusillé sur place, que j'ai finalement survécu à ce camps et que je suis encore arrivé à m'enfuir, vraiment, je serais déçu que la Mort choisisse de me prendre ici alors qu'à 500 mètres de nous se trouve peut-être notre liberté.
- Je sais que tu parles pour me distraire Daniel.
- Ca marche ?
- Pas vraiment. Tais-toi, inspecte les poteaux, et dépêche-toi de revenir près de moi.
Mais qu'est-ce qui te prend autant de temps Daniel ? Dépêche-toi, j'entends des bruits !
- Oh mon dieu, il est là, Ava ! Le dessin de la colombe ! Oh mon dieu Ava, je n'y crois pas. C'est cette ferme. Ce sont ces montagnes que l'on va traverser. La Suisse. Tu vois là-bas ? C'est la Suisse. Libre ! Bientôt nous serons li...
Ava ? Ava, mon ange, ne pleure pas. Ne craque pas maintenant. Tu es la plus forte de nous deux, c'est pas le moment de craquer hein, j'ai besoin que tu sois forte.
- Et si ce n'est pas ça? Et si c'est un piège ? Et si on nous a manipulé ? Et si on est arrivé à s'enfuir pour rien ? Et si dieu m'a mis à travers de ton chemin puis de cette famille pour finalement nous écraser encore plus ? Je n'en peux plus Daniel, je ne pensais même pas que je pourrais un jour ressentir encore de l'espoir, et voilà que je te rencontre et que je me surprends à rire et à espérer.
Quand j'étais là-bas, jamais je n'aurais pu espérer ressentir de telles émotions encore une fois dans ma vie. Et là.... Là tu me dis qu'à 500 mètres se trouve peut-être quelqu'un qui va nous aider à passer la frontière, et voilà que j'espère de nouveau et j'ai l'impression que c'est mal. J'ai l'impression que je n'ai pas le droit d'espérer, que ce n'est pas un sentiment que nous, les juifs, avons le droit de ressentir. Et je m'en veux aussi. J'ai mangé, j'ai bu, alors que des milliers d'autres sont en train de mourir de faim. Alors que mes soeurs et mes parents sont morts. Jamais plus ils ne riront ou n'espèreront. Et moi ? Et moi, je rencontre un garçon, j'en tombe amoureuse, je ris, je mange et je vais peut-être m'en sortir. J'ai honte Daniel. J'ai honte d'aimer ma liberté plus que les autres. J'ai honte de ne pas ressentir de honte quand tu me fais rire et que tu m'aimes. Et j'ai honte de ressentir du plaisir. Mon dieu, voilà que je divague. Ca y est, j'ai 17 ans et je suis folle. Hitler aura vraiment gagné hein. Même si on s'en sort, on ne sera jamais les mêmes. On sera toujours marqués.
- Ava, regarde-moi. On a assez souffert pour des centaines d'années. Si on s'en sort aujourd'hui, on sera heureux, je t'en donne ma parole. Allons-y maintenant. Ca ne sert à rien de discuter, et encore moins de pleurer.
- Attends, laisse-moi prier. Laisse-moi au moins faire le shéma.
- Je ne comprends pas que tu veuilles encore prier ce dieu.
- Je suis sûre que c'est grâce à lui que nous sommes ici.
- Tu es sûre que c'est grâce à lui que nous sommes ici ? Tu plaisantes j'espère ? C'est grâce à lui que nous avons été déporté oui. C'est car nous avons cru en lui, que nos parents, nos frères et soeurs et nos amis sont morts. C'est de sa faute Ava, pas de la notre. C'est car nous sommes juifs que nous avons un numéro tatoué à vie sur notre bras, que nous sommes si maigres et si faibles que nous mettons 5 jours à parcourir une distance qui nous aurait pris 4 heures il y a un an.
Grâce à lui ? Vraiment ? Non Ava, moi je refuse de le remercier pour quoi que ce soit. Où était-il quand nous l'avons prié de nous épargner ? Où était-il quand je l'ai supplié d'épargner mon petit frère quand un soldat à pointer un fusil sur sa tête hein ? Où ??? Réponds-moi ! Où était-il, ton dieu, à ce moment là ?
- Calme-toi, Daniel tu me fais mal à me secouer comme ça. S'il te plait.
Ecoute n'en parlons plus. Tu as perdu la foi, la mienne s'est renforcée. C'est comme ça. Mais ce n'est pas ce qui compte. Traversons une dernière fois ce champ. Allons à cette ferme. Allons rencontrer notre destin.
- Tu as raison. Comme toujours. Excuse-moi.
- Tu as la pillule que le monsieur nous a donnée ?
- Oui. Et toi ?
- Oui je la garde dans ma main. Si jamais ce sont des soldats, je serai morte avant qu'ils ne nous ramènent à un camps.
Plus jamais.
- Non. Plus jamais. Je t'aime Ava.
- Je t'aime Daniel.
Photo de Romaric Cazaux
Merci encore à Leiloona de nous proposer ses ateliers d'écriture.